Quand l’objet retient l’absence
🌿 Quand l’objet retient l’absence
Accumulation et angoisse d’abandon
Il y a, parfois, dans nos intérieurs, des objets qui s’accumulent sans qu’on sache très bien pourquoi.
On les garde, on les déplace, on les empile.
Certains dorment dans des tiroirs qu’on n’ouvre plus, d’autres s’alignent sur des étagères qui ploient sous leur poids. Il y a les papiers, les souvenirs, les vêtements d’une autre époque, les boîtes que l’on ne rouvre jamais… mais que l’on ne peut se résoudre à jeter.
Cela pourrait sembler anodin. Une difficulté à ranger. Une tendance à la nostalgie.
Mais, parfois, ce trop-plein silencieux en dit long.
Il parle à sa manière d’un attachement invisible.
D’un lien ancien, parfois enfoui, entre l’objet et la peur de l’absence.
Ce que l’on garde n’est pas toujours utile.
Ce que l’on garde est parfois ce que l’on n’a pas pu perdre.
🔹 Et si ce n’était pas que du désordre ?
Certaines personnes vivent entourées d’objets sans s’en inquiéter.
D’autres se sentent oppressées sans comprendre pourquoi.
Il y a celles et ceux qui aimeraient trier mais n’y parviennent pas.
Et d’autres encore qui ne voient même plus ce qui les entoure.
Et si l’objet, ici, parlait de lien ?
D’un lien qui n’a pas eu lieu. Ou pas complètement.
D’un lien trop fragile pour être investi, trop précieux pour être perdu.
Un lien qui se rejouerait aujourd’hui, non plus entre deux personnes, mais entre soi et la matière.
On ne parle pas ici d’un abandon concret, visible ou déclaré.
Mais d’un ressenti.
Souvent ancien.
Parfois sans mots.
Celui d’un vide. D’une solitude de fond. D’une peur d’être laissé.
Et peut-être qu’en posant un regard nouveau sur nos objets, quelque chose de nous-même peut se laisser approcher.
🔹 L’angoisse d’abandon, ce vécu que l’on ignore
L’angoisse d’abandon n’est pas toujours évidente à reconnaître.
On peut avoir grandi dans un foyer aimant, avec des parents présents.
On peut même ne jamais avoir pensé à ce mot. Et pourtant…
Il existe des peurs, des tensions, des stratégies invisibles pour ne pas perdre, pour ne pas manquer, pour ne pas être seul.
Comme si une part de soi restait figée dans une attente sans fin.
Ce n’est pas que quelqu’un ait mal agi.
Ce n’est pas une accusation, ni une plainte.
C’est un vécu d’enfant, d’un âge où l’on ne pense pas encore mais où chaque absence se ressent dans le corps :
un silence un peu long,
un regard qui ne revient pas,
une présence agitée ou distante.
Ces expériences, si elles se répètent sans être contenues, laissent une empreinte.
Pas une blessure visible, mais une trace dans le tissu du lien.
🔹 L’enfant et l’objet : les apports de Winnicott
C’est le pédiatre et psychanalyste Donald Winnicott qui a ouvert la voie à une compréhension fine de ces liens invisibles.
Il a montré combien l’enfant, pour se développer de manière harmonieuse, a besoin d’une présence “suffisamment bonne” autour de lui.
Pas parfaite. Mais stable, sensible, capable d’apaiser ses émotions sans les nier.
Winnicott a aussi donné un nom à un objet bien connu des jeunes enfants : le doudou, le foulard, la peluche que l’enfant serre contre lui.
Il l’a appelé “objet transitionnel”.
Cet objet, que l’enfant choisit, n’est ni la mère ni un simple jouet.
C’est un entre-deux.
Un appui.
Un support pour tolérer l’absence.
Un moyen de continuer à sentir la présence de l’autre, même quand il n’est plus là physiquement.
Mais si l’enfant ne peut pas intérioriser cette présence rassurante, si elle lui échappe trop souvent ou trop brutalement, alors l’objet ne reste pas un support.
Il devient indispensable.
Il prend la place du lien.
Il ne soutient plus la séparation : il la remplace.
🔹 L’accumulation : protéger le lien en le figeant
L’adulte qui garde, entasse, stocke n’a pas toujours conscience de ce qu’il fait.
Il ne collectionne pas des objets par simple attachement matériel.
Il construit, souvent malgré lui, un rempart contre la perte.
Chaque objet devient une trace de présence, une preuve que quelque chose – ou quelqu’un – a existé, a compté.
Jeter, ce serait risquer de tout perdre à nouveau.
Et ce serait peut-être trop douloureux.
Alors, on garde.
On garde “au cas où”.
On garde “par respect”.
On garde “parce que cela fait partie de moi”.
Mais on ne sait plus vraiment ce qui vit encore dans ces choses.
🔹 Une mémoire corporelle du manque
Cette peur de perdre, cette incapacité à jeter, ce besoin de garder…
Tout cela ne se joue pas que dans la tête.
Le corps aussi s’en mêle.
Le souffle se fait court.
Les gestes sont retenus.
Les épaules se contractent.
On sent que l’espace est saturé, à l’extérieur comme à l’intérieur.
L’objet devient alors comme une peau de secours.
Une manière de tenir debout.
De ne pas ressentir le vide trop fort.
Et c’est pourquoi le corps doit être réengagé dans le processus.
Les pratiques psychocorporelles permettent de remettre du mouvement, de restaurer une respiration plus libre, d’amener de la vie là où tout s’était figé.
🔹 Ce que l’objet contient : un morceau d’histoire
En thérapie, on ne commence pas par faire du tri.
On commence par écouter.
Car l’objet est souvent le réceptacle silencieux d’une mémoire.
Il contient un fragment d’attachement, un bout d’histoire non digéré, une émotion gelée.
Ce que l’on garde parle de ce que l’on a perdu.
Et aussi de ce que l’on n’a jamais osé perdre.
Il s’agit alors d’honorer ce lien.
De le regarder.
De le raconter.
De lui donner une forme.
Parfois, l’objet devient une porte :
– vers un deuil inachevé,
– vers une fidélité inconsciente,
– vers une absence jamais nommée.
🔹 Traverser, plutôt que jeter
Trier ne signifie pas tout jeter.
Mais traverser.
Prendre le temps de reconnaître ce qui a été gardé.
Et pourquoi.
Ne pas se précipiter vers le vide, mais l’apprivoiser.
Certains rituels peuvent accompagner ce passage :
– le transformer en œuvre,
– le donner avec un geste symbolique.
Ce qui soigne, ce n’est pas l’acte de jeter.
C’est le fait de poser un regard vivant sur ce qui était figé.
C’est le fait de rétablir du sens, là où il n’y avait que répétition.
🔹 Un espace à réhabiter
Lorsqu’on commence à délier ces attachements anciens, un espace s’ouvre.
Un espace que l’on avait recouvert de choses pour ne pas ressentir trop fort.
Un espace que l’on peut maintenant habiter autrement.
Ce vide, autrefois effrayant, peut devenir un lieu d’accueil.
Un lieu où quelque chose de neuf peut naître.
Un lieu de respiration.
De choix.
De liberté.
Ce n’est plus l’objet qui tient lieu de lien.
C’est la relation à soi qui devient plus vivante, plus souple, plus incarnée.
🌿 Et vous, que gardez-vous ?
Ce que vous avez dans vos tiroirs, sur vos étagères, dans vos valises oubliées…
Porte peut-être en silence une part de vous.
Il ne s’agit pas de tout comprendre, ni de tout expliquer.
Mais peut-être simplement de s’interroger :
– Est-ce que je garde par choix, ou par peur ?
– Est-ce que je me sens libre de me séparer ?
– Que ressentirais-je si cet objet n’était plus là ?
Et si ces questions éveillent une émotion, une hésitation, une tension…
C’est peut-être qu’un petit morceau d’histoire demande à être regardé.
🔸 Pour aller plus loin…
Ce chemin ne se fait pas seul.
Il demande de la compréhension et du respect, du temps, parfois un accompagnement.
Explorer ce lien aux objets, c’est explorer le lien à soi, à l’autre, à ce qui fut blessé.
Ce n’est pas un ménage de printemps.
C’est un travail de reconnexion.
Et dans ce processus, il ne s’agit jamais de juger, ni de culpabiliser.
Il s’agit de comprendre.
De ressentir.
Et peut-être, de transformer.
🌱 En conclusion : un vide vivant
Ce que l’objet contient peut, à un moment donné, être déposé ailleurs.
Dans un geste symbolique, un mot écrit, un souvenir réintégré.
Alors, un nouvel espace peut naître :
– plus léger,
– plus clair,
– plus habité.
Ce vide que l’on fuyait devient un vide vivant.
Un espace pour se tenir debout.
Un espace où l’on n’a plus besoin de compenser.
Où l’on peut être… pleinement là.
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